Au coeur du bois

Incroyable d’imaginer ça quand on la rencontre, petite, à la voix douce et paisible : à la tronçonneuse et avec des outils à main, Alexandra sculpte des totems pouvant aller jusqu’à 4 mètres de haut, et pesant plus de 500 kilogrammes.

Elle nous accueille chez elle, dans une maison qui surplombe la forêt des Vosges. Le paysage est blanc en ce jour de janvier. Lorsqu’on traverse son jardin, on rencontre des sculptures aux formes étranges, sauvages, évocatrices de créatures des bois. La pièce à vivre nous invite à entrer : on croirait le terrier d’un animal, chaleureux, un peu sombre, intime. Le ton est donné : des créatures en polypores partout sur les murs, des sculptures en argile, des masques de bois, des tableaux, des créations de laine… Nous sommes ici dans la demeure d’une artiste.

Un apprentissage lointain

La tradition du totem, c’est en Alaska qu’Alexandra l’a découverte, dans son cheminement artistique vers un lien toujours plus fort avec la nature.

« J’ai toujours dessiné, c’était mon rapport au monde, ma première langue d’expression ». Elle se dirige dans cette voie, malgré les réticences que ce métier pouvait susciter dans son entourage. Avec son diplôme des Arts décoratifs de Strasbourg en poche, elle décide de s’installer au cœur des Vosges du Nord. Là, au milieu de la forêt, elle peut créer.

Mais au bout de deux ans, c’est un songe nocturne qui lui fera abandonner la forêt vosgienne. Pas le temps de tergiverser, elle sait qu’elle doit partir. La voilà qui vend un livre ancien qu’elle tenait de sa famille. Avec l’argent ainsi obtenu, elle achète un ordinateur portable, un billet d’avion pour New-York et elle s’envole. Sans savoir où elle ira.

« C’est la rencontre avec ces outils traditionnels d’Alaska qui m’a donné envie de sculpter. »

Dans la mégalopole américaine au rythme effréné, elle trouve un espace qui répond à ses aspirations : le musée d’histoire naturelle. Là, elle découvre les masques du Nord-Ouest Américain. C’est le déclic. Face à ces œuvres originaires d’Alaska et de Colombie britannique, elle se sent appelée, comme si quelqu’un lui disait « Va voir là-bas si tu y es ! ». Alexandra annule son billet de retour en France, et part, toujours plus loin. Son long chemin la mène à Montréal, à Vancouver, et enfin à Sitka, une île d’Alaska.

 

Elle rencontre un sculpteur local, Tommy Joseph, maître en son art. Il lui prête un outil, lui donne un morceau de bois. C’est un instant de grâce. Entre la jeune femme, l’outil, le morceau de bois, une alchimie naît. « Je me sentais chez moi. Il m’a dit que je pouvais utiliser son atelier, alors je suis revenue tous les jours. » Elle découvre une culture, un univers, une spiritualité. Le lien entre les clans, les animaux et les esprits. Cette expérience a pris presqu’une valeur maïeuticienne pour elle, de faire venir à la surface de sa conscience quelque chose qui existait déjà en sourdine, qui avait toujours été présent en elle sans qu’elle le sache. Une véritable incarnation, un rapport plus chamanique au monde, spirituel et animé.

Elle sculpte son premier masque, en imitant le maître. Puis, elle crée son propre style, utilise son lien personnel à la nature, celle des Vosges, celle de la forêt qu’elle a arpentée pendant sa jeunesse. Une façon de respecter l’identité culturelle de celui qui lui offre sa technique, son savoir, et de créer sa propre identité artistique, avec des symboles bien à elle.

Elle passe d’abord quatre mois auprès du maître issu du peuple autochtone tlingit. Puis elle revient pour une période de six mois. A la fin de son voyage, elle a sculpté plusieurs masques, qui seront exposés à l’université d’Alaska. Elle a aussi appris à sculpter des totems. « Il y a très peu de femmes dans la sculpture monumentale. Pourtant, cela n’a jamais posé de problème dans la relation d’apprentissage. Tommy Joseph me donnait des conseils, je le regardais faire, je pratiquais à côté de lui. »

Dans le repaire d’une artiste

Alexandra nous sert une boisson chaude, puis nous emmène voir le deuxième personnage de ce reportage : créature de bois, le totem qu’elle est en train de sculpter. Un énorme morceau de tronc est allongé sur son balcon, face à la forêt figée par le givre. Le travail de sculpture est entamé. Commencent à se dessiner les silhouettes d’un loup, un ours et un aigle. Ils émergent du bois, comme s’ils avaient toujours été là. Que le travail d’Alexandra était simplement de les faire apparaître. Une archéologue allant chercher dans le bois les vestiges des âmes des animaux sauvages.

 

Elle nous explique le procédé qui guide son travail. Tout commence par le souhait du commanditaire. L’histoire qu’il ou elle veut raconter. Souvent en lien avec la mémoire d’un lieu, ou la généalogie d’une famille. Alexandra cherche les symboles pour mettre ce récit en image, et fait une proposition de dessin. Ensemble ils affinent. Enfin, c’est l’heure du travail du bois. Alexandra se rend à la scierie et choisit le tronc adéquat avec le scieur. Un douglas ou un mélèze de préférence. Ces résineux se conserveront en effet sur le long terme. Elle demande à ce qu’un tiers de la largeur du tronc soit scié, sur toute la longueur.

 

Cette face sciée sera creusée en gouttière, un travail qu’elle fait à la tronçonneuse et au pied de biche. Lorsqu’elle a terminé cette étape, Alexandra retourne le totem. « A deux personnes c’est faisable, j’utilise un tournebille, je peux même parfois le faire seule avec cet outil. »

C’est le moment de retirer toute la partie du bois appelée l’aubier. 3 ou 4 centimètres pour le mélèze, mais jusqu’à 10 cm d’épaisseur pour le douglas. « Tous les moyens sont bons pour y arriver : coups de tronçonneuse, ciseau à bois, herminette… ».

 

Lorsque le support est prêt, elle dessine directement sur le totem. Le vrai travail de sculpture peut alors commencer. Petit à petit, elle donne des coups d’herminette, affine le support. Alexandra manie l’herminette devant nous, cet outil qu’elle a rapporté d’Alaska. De larges copeaux volent. Les coups sont réguliers, l’outil s’enfonce profondément dans le bois. La sculptrice travaille face au rocher du Dabo, sur ce balcon qui surplombe la forêt. Autour de nous, des sacs dans lesquels sont rangés les copeaux patiemment accumulés. Le lieu est inspirant, la présence silencieuse de la forêt rend tangible le lien avec la matière elle-même. Le silence n’est interrompu que par le bruit clair et curieusement doux de la lame heurtant le bois. Alexandra se tourne vers nous et explique soudain : « C’est la rencontre avec ces outils traditionnels d’Alaska qui m’a donné envie de sculpter. » Leur douceur, le contact avec un bois frais, tout juste scié. « Il est encore plein d’eau, encore vivant. » Les sensations sont complètement différentes de la sculpture européenne qui se fait avec un ciseau et un marteau sur du bois sec.

 

La sculpture d’un bois frais doit se faire en une fois. « Tu le transformes au fur et à mesure qu’il sèche. Il faut être attentif, écouter le bois. Le corps de l’arbre et ton corps vont s’accorder au fur et à mesure du travail. Tu entends le moment où chaque jour, il faut arrêter de sculpter. Si tu continues, l’arbre craque, et toi aussi tu craques. »

Pas question de s’arrêter lorsqu’on a commencé, il faut suivre le lent processus de séchage du tronc, et le travailler au fur et à mesure. Alors il est important de se préserver, de s’économiser, pour tenir cette course longue distance. Car la sculpture dure un mois, et ne laisse aucun repos à l’artiste.

Lorsque toutes les formes ont jailli du bois sous le travail de l’herminette, Alexandra peint sa sculpture. Puis arrive enfin la levée du totem. « Il retrouve sa verticalité, c’est le moment magique. » Dix ou quinze personnes sont nécessaires, avec des cordes, un portique. Une cérémonie est organisée, durant laquelle le totem est présenté au public, son histoire est racontée, sa symbolique explicitée.

Créer avec et pour le vivant

Toute la démarche artistique d’Alexandra est liée au vivant. Elle sculpte des totems en bois, crée des êtres oniriques avec des polypores, construit des créatures à partir d’éléments naturels divers. Elle sensibilise au rôle incroyable des champignons dans l’écologie, aux quantités de solutions qu’ils proposent face aux défis humains. Elle donne à voir par les totems qu’elle sculpte tout un écosystème qui se ramifie. A partir des éléments de la nature, elle cherche à donner une image plus riche du vivant, un vivant habité, dont l’homme n’est qu’une entité parmi tant d’autres.

Texte : Adeline Ferrier | Photos : Théodore Heitz