« Une femme bien entraînée est plus forte qu’un homme. »
Elle veut aller « plus haut », là-haut, dans ces montagnes qu’elle voit depuis sa fenêtre.
Monter
Une famille sportive. Kayak pour sa mère, sports de montagne pour son père. Marion Poitevin a toujours été baignée dans l’outdoor. Dès le collège, elle se lance à fond dans l’escalade. La compétition lui plaît, cette façon de se challenger pour être au top le jour J. Mais lorsque cela devient trop envahissant, elle se lasse, et préfère sortir en montagne. Elle veut aller « plus haut », là-haut, dans ces montagnes qu’elle voit depuis sa fenêtre. Elle fait des grandes voies, se lance dans des randonnées en solo, avec son sac à dos et sa carte IGN. Pas de téléphone à cette époque de son adolescence. Ses parents lui font confiance, la laissent expérimenter, prendre des risques.
Sa première course d’alpinisme sera la Pointe Isabella, dans le Massif du Mont Blanc, avec son père. « C’était absolument pas adapté pour une débutante, hyper long. » Marion ne peut s’empêcher de rire en se souvenant de la journée, « S’il avait voulu me dégoûter, ç’aurait été un très bon choix. » La course est difficile. Ils arrivent sur des échelles, équipements métalliques permettant de franchir un passage vertigineux. 100 mètres de vide en dessous. Le sac lourd qui tire sur les épaules. Une marche de trois heures dans les jambes. Le moindre faux pas serait fatal. Mais le père a confiance. Pas besoin de baudrier ou de corde, c’était une autre époque. « C’est que des échelles il m’a dit. » Personne n’est tombé. Ce jour-là, il a éveillé quelque chose. « J’ai trouvé ça dément de marcher en montagne, de marcher à la pleine lune, partir tôt le matin. »
Un certain goût du leadership également. Pour l’arrivée en haut des 3761 mètres de la Pointe Isabella, il fait passer Marion devant. Bien que plus expérimenté, il considérait normal d’alterner la place en premier de cordée. La place est pourtant chère, et rare pour les femmes. « Même encore maintenant, elles sont un peu coincées dans ce rôle de secondes de cordée. C’est dur d’en sortir. » Marion en est sortie une fois. Et elle a aimé. Elle ne s’arrêtera plus.
« Avec mon père, c’était marche ou crève, et moi j’adorais ça. » Marion aime se rentrer dedans, aller au bout de l’effort, être dehors, se dépasser, quelle que soit la difficulté. Tant et si bien que dès qu’elle a pu faire du ski de randonnée, elle a demandé à en faire. La montagne, c’est beau, c’est grand. Et surtout, c’est la liberté. « Quand t’es là-haut, tu peux t’habiller comme tu veux, avoir des poils, des auréoles sous les bras, un pantalon troué, on s’en fout ! » Marion ressent ça comme une puissante libération, elle que les diktats adolescents de l’apparence étouffent.
Pendant le lycée, Marion passe une année aux Etats-Unis, dans la ville de Boudler. Elle grimpe dans le Colorado, elle skie. De là-bas, elle revient en ayant appris deux choses : l’anglais, et la volonté de transformer sa passion en un vrai job.
Elle passe une licence d’anglais pour assurer ses arrières, mais en parallèle de la fac, elle va toujours plus loin, plus haut. Monitorat d’escalade, ski de randonnée.
C’est alors que se crée l’équipe nationale féminine d’alpinisme, l’ENAF. « Y’avait un objectif de haut niveau clairement affiché. On est là pour faire des grandes faces, progresser, se mettre le taquet, s’engager. » Elle y rencontre sept autres femmes prêtes à en découdre avec de grosses courses de montagne. Elle apprend beaucoup.
« Les alpinistes passent en moyenne dix ans dans le groupe, moi j’ai tenu trois ans et demi. »
Vivre de sa passion
Marion fait une année d’Erasmus en Allemagne, termine sa licence. A son retour, elle veut travailler de sa passion. Elle enchaîne les petits boulots, tente le test de pisteur, sans succès. Elle continue de s’entraîner, dans l’attente d’une opportunité. Elle ne tarde pas.
A Chamonix se trouve le GMHM (Groupe Militaire de Haute Montagne), équipe de 10 alpinistes d’élite, une sorte de Patrouille de France de la montagne. Le commandant décide de prendre une femme, pour la première fois depuis que le groupe existe (ndlr : création en 1976). Il propose le poste aux membres de l’ENAF. Sur l’impulsion de son amie Karine Ruby, Marion postule et sa candidature est retenue en novembre 2008. Victoire ! Victoire ? Pas si vite…
« Les alpinistes passent en moyenne dix ans dans le groupe, moi j’ai tenu trois ans et demi. » C’est là que Marion va rencontrer pour la première fois le fameux « plafond de glace » dont elle titre son autobiographie. Si elle est pleinement consciente d’être entrée dans le groupe par discrimination positive, elle est motivée à bloc pour se hisser au niveau. Et c’est bien dans cet esprit que le commandant l’accueille : « Il m’a dit : tu as moins le niveau, mais t’as le potentiel, la motivation, nous on a envie de te donner les moyens que tu rattrapes le niveau du groupe. » Coup du sort, ce commandant d’une ouverture d’esprit incroyable n’est resté que trois mois avant de changer d’affectation. Les choses se gâtent. « J’avais du matos, du temps, des compagnons de cordée, tout pour progresser. » Pour progresser en alpinisme, pas le choix, il faut se confronter à la difficulté. Il faut participer à des cordées qui partent sur des courses exigeantes, il faut faire des voies délicates, risquées. Or, ça ne s’est pas fait. Marion est témoin de plusieurs départs, elle s’entend dire que cette course est mieux à trois, qu’on ne peut donc pas l’emmener, mais on lui promet que la prochaine fois elle viendra. A force, elle comprend. Lassée d’être laissée de côté, elle finit par quitter le GMHM.
Sa place en montagne, elle se la fera à la force de sa volonté et de son tempérament.
Trouver sa place dans les métiers de montagne
Les obstacles se poursuivent. Alors qu’elle est aspirante guide de haute montagne, elle postule pour devenir instructrice du peloton militaire de haute montagne. Une femme instructrice ?! Depuis 80 ans que cette structure existe, ça ne s’est jamais vu ! On hésite, on tergiverse, on utilise le prétexte que son grade de caporal-chef obtenu au GMHM serait trop bas. Mais ses qualifications sont largement au-delà des profils habituels. Alors les gradés tentent un stratagème. On la prend, mais pour un contrat d’un an seulement au lieu des cinq ans règlementaires. Elle doit, encore et toujours, faire ses preuves. C’est la hiérarchie administrative qui viendra à son secours en faisant respecter le règlement. Marion obtient son fameux contrat de cinq ans, au même titre que les hommes.
Elle essaie de s’intégrer dans ce groupe qu’elle trouve vraiment sympa. De faire partie de la bande. Une bande de mecs, aux codes et comportements stéréotypés. Elle s’adapte. « Tu te bonhommises, tu fais des blagues comme eux, tu t’habilles comme eux, t’es une bourrine comme eux, tu te comportes comme eux, t’es un peu voûtée, » dit-elle en imitant une démarche caricaturale de bodybuilder. Mais elle reste à part malgré tout. Ils ont beau être très sympas, elle ne fait jamais réellement partie de la bande. Et puis les obstacles s’accumulent. La hiérarchie veut l’empêcher de participer aux défilés du 14 juillet car elle n’est pas « assez militaire », on lui répond qu’elle n’a pas le potentiel pour devenir sous-officier (niveau baccalauréat pourtant). Non également pour le Brevet d’état de ski alpin. C’en est assez pour elle !
Une petite annonce tombe sous ses yeux : la police cherche des guides de haute montagne pour faire de la formation. Marion a validé son diplôme de guide l’année précédente. Elle a déjà formé des chasseurs alpins. Elle fonce ! Elle devient formatrice externe des policiers qui ont réussi les sélections pour devenir CRS de montagne. Formatrice de ces CRS, elle en vient à se dire qu’elle aimerait bien entrer dans ce corps de police spécialisée. Bosser en montagne, avoir un CDI, monter tous les jours dans un hélicoptère, s’entraîner sur son temps de travail, avoir un métier technique. C’est décidé, elle tente l’aventure. Aucune femme ne l’a jamais fait ? Qu’à cela ne tienne, elle sera la première !
Elle est devenue, en 2016, la première femme CRS de montagne.
Avec la force de caractère qui est la sienne, elle se lance dans ce nouveau challenge. Elle passe le concours de gardien de la paix, fait l’école de police pendant un an, fait son stage en commissariat. A chacune de ces étapes, il faut qu’elle combatte les préjugés. Personne n’y croit, jamais elle ne pourra devenir CRS de montagne. Cette filière est l’une des plus exigeantes chez les CRS. Impossible d’imaginer une seule seconde qu’une femme pourrait l’intégrer.
Elle a beau rappeler qu’elle est guide de haute montagne, qu’elle a été elle-même formatrice des futurs CRS de montagne, et examinatrice sur les épreuves qui permettent d’accéder au statut, personne n’y croit. Ses collègues essaient de la décourager, lui disent de ne pas se faire d’illusions. Lorsque finalement elle rentre dans la spécialité, elle fait face à la stupéfaction générale. Elle bouleverse les codes. Elle est devenue, en 2016, la première femme CRS de montagne.
S’engager
Sa place est faite, Marion peut enfin en profiter. Mais son goût du challenge est toujours là. Alors, elle s’engage dans les causes qui lui tiennent à cœur.
Dans le féminisme d’abord. Suite à une proposition des éditions Guérin, elle rédige son autobiographie. Raconte ce « plafond de glace », si difficile à briser. Les femmes en montagne représentent à peine 40 % des pratiquants dans le milieu amateur. « Et plus tu montes en altitude, plus elles disparaissent. Dans le milieu pro, ben y’en a presque plus. » Elle communique, parle de son parcours. Elle n’hésite pas à se montrer provoquante, comme cette phrase issue de son autobiographie qui a généré des levées de boucliers sur les réseaux sociaux : « Une femme bien entraînée est plus forte qu’un homme. »
C’est le féminisme qui m’a amenée à l’écologie. Quand tu commences à réfléchir aux rapports de domination, tu te rends compte que dominer la nature, l’exploiter, c’est exactement pareil. Certains hommes ont ce besoin de domination de tout. La nature, les femmes… Besoin de dominer la nature, d’en exploiter toutes les ressources, jusqu’au bout. Féminisme et écologie ne vont pas l’un sans l’autre.
L’écologie, elle s’y engage aussi. Elle qui a longtemps vécu la montagne comme un terrain de jeu, un espace où elle pouvait évoluer à sa guise, faire du sport, s’amuser, elle repense sa place au sein de l’écosystème général. « C’est le féminisme qui m’a amenée à l’écologie, » explique-t-elle d’un ton passionné. « Quand tu commences à réfléchir aux rapports de domination, tu te rends compte que dominer la nature, l’exploiter, c’est exactement pareil. Certains hommes ont ce besoin de domination de tout. La nature, les femmes… Besoin de dominer la nature, d’en exploiter toutes les ressources, jusqu’au bout. » Pour elle, féminisme et écologie ne vont pas l’un sans l’autre.
Il existe mille façons de s’impliquer et de militer. Son action ? En parler, donner du réel, du concret. L’impact du réchauffement climatique sur la montagne, elle le voit au quotidien, elle peut le montrer. Les glaciers fondent, les éboulements se multiplient, l’eau disparaît pendant l’été. La montagne souffre. Marion parle des sujets qui la passionnent sur ses réseaux sociaux, fait des interventions, offre son témoignage, plus que jamais consciente de la fragilité du vivant.
Texte : Adeline Ferrier | Photos : Théodore Heitz
Reportage réalisé dans le cadre du projet « Au-delà des étiquettes, des vies, des parcours » de l’association Terre O Vent.
