Le bois de l'âme

A part la scie à ruban, rien n’a changé dans un atelier de luthier depuis trois cents ans.

Une odeur de bois chaleureuse et pénétrante. Partout des copeaux, dans les coins, sous les meubles, entassés dans des sacs. Un tapis poussiéreux de sciure, d’un bleu délavé, élimé par le passage des musiciens, jour après jour, année après année. Un bouquet de fleurs séchées accroché au plafond. L’atelier de lutherie de Julia Laliti semble un espace figé dans le temps. « A part la scie à ruban, rien n’a changé dans un atelier de luthier depuis trois cents ans » explique-t-elle en riant.

 

 

L’artisane est assise sur un tabouret haut, penchée sur un établi épais au bois entaillé recouvert d’un carré de moquette grise. L’unique lumière de la pièce provient de la lampe de bureau orientée sur sa tâche. Au mur, devant elle, ses outils : limes, mini rabots, canifs. Derrière elle, un meuble dont les tiroirs ouverts débordent de cordes.

L’atelier semble une caverne d’Ali Baba : violons et altos suspendus aux murs, étagères pleines de mentonnières, coussins, cordiers, mèches, biais, craie, laine d’acier, coton, cuir, fer à plier, éclisses de violons, boîtes de toutes tailles, archets… Les sons du monde extérieur n’entrent pas dans ce lieu magique, aux senteurs de bois, de colle et de vernis. Le calme invite le visiteur à marcher sur la pointe des pieds, soucieux de ne rien déranger.

La vraie magie, c’est l’énergie dégagée par cette femme. Tablier bleu sombre autour de la taille, un sourire concentré aux lèvres, elle raconte son art tout en creusant les encoches d’un chevalet de violon grâce à son canif affûté.

« Mon envie, raconte-t-elle d’un ton passionné, c’est de fabriquer des instruments qui font du bien, qui réparent, qui aident, des instruments sur lesquels tu peux t’appuyer pour dire tout ce que tu as envie de dire. »

Les musiciens viennent la voir, expliquent ce qu’ils cherchent. Nuances, jouabilité, sonorité, réactivité. Chaque artiste a ses préférences. « Faire un instrument pour quelqu’un, c’est génial. Mais il faut chercher, questionner. Qu’est-ce que le musicien attend de son instrument ? Qu’est-ce qu’il met dans son violon ? » Si le principal thème de discussion est la musique, Julia n’hésite pas à aborder quantité d’autres sujets, pour mieux cerner la personnalité du musicien, mieux le comprendre. Fabriquer un instrument à son image. « L’instrument que je préfère fabriquer dans le quatuor, c’est le violoncelle. Un violoncelle, comme un être humain, tu l’enserres, tu le prends dans tes bras ! »

 

Faire un instrument pour quelqu’un, c’est génial. Mais il faut chercher, questionner. Qu’est-ce que le musicien attend de son instrument ? Qu’est-ce qu’il met dans son violon ?

La luthière attrape une lime, affine d’un mouvement régulier l’épaisseur du chevalet qu’elle vient de sculpter.

Son métier au quotidien, ce sont aussi les habitués dont elle règle les instruments. Le plus souvent, les instrumentistes passent dans son atelier au printemps et à l’automne, lorsque l’hygrométrie fait travailler le bois, et que la sonorité ne les satisfait plus. « Selon le temps qu’il fait, je peux prévoir quels instruments de ma clientèle je vais voir venir à l’atelier. Je les connais, et je sais comment ils réagissent. » Alors, Julia a dans les mains des instruments de tous les types et de toutes les époques. « C’est hyper émouvant parfois de se dire que ce violon-là, il a vu la révolution française, il a connu Beethoven. »

L’artisane repose le chevalet et s’empare d’une table d’harmonie qu’elle creuse lentement, couche après couche. Ses mouvements sont précis, on entend le bruit régulier du rabot sur le bois. Elle pose sa main sur la voûte du futur alto en un geste caressant, mesure l’épaisseur avec un compas, puis reprend sa tâche monotone, inlassablement.


« Quand je serai grande, je serai luthière. »

C’est dans un atelier caché au fond d’un jardin que Julia, enfant, découvre la lutherie. Jean-Charles Rougier, violoncelliste au philarmonique de Strasbourg, avait invité le père de Julia dans sa propre famille, lors d’un stage de musique à Toulon. La petite fille, curieuse, pénètre dans cette pièce à demi-cachée sous la végétation. C’est l’atelier de lutherie du père de Jean-Charles Rougier. La fillette entrevoit en quelques secondes un univers merveilleux. Fabriquer un violoncelle pour son fils, un violon pour son petit-fils, cet homme avait un pouvoir extraordinaire dans les doigts ! De là, elle sort avec une conviction : « Quand je serai grande, je serai luthière. »

Mais sa famille, pour mélomane qu’elle était, refuse de la laisser partir en formation dans un lycée spécialisé.  Aussi, à peine son bac en poche, Julia claque la porte et vient toquer à celle d’un maître strasbourgeois, Germain Trumpf. Le luthier l’observe longuement, et décide de lui donner sa chance. Commence alors un long et laborieux apprentissage.

 

« Au début, tu balaies l’atelier », raconte en riant Julia. Alors qu’elle avait réussi le concours d’une prestigieuse école de lutherie anglaise, elle a privilégié la voie de l’apprentissage au sein même de l’atelier. « C’était pour moi une façon de suivre le parcours des maîtres célèbres du 18ème siècle italien. »

Au bout d’un an, l’apprentie a eu le droit de faire sa première âme, cette petite tige en épicéa qui soutient la table, dont dépend en grande partie la sonorité de l’instrument. La délicate opération d’insertion se fait à l’aide d’une pince fine et recourbée à travers les ouïes de l’instrument. « J’ai passé une journée à me dire que je n’y arriverais jamais, » se souvient-elle.

Au bout d’un an, l’apprentie a eu le droit de faire sa première âme.

Désormais maître à son tour, Julia fabrique en moyenne trois instruments par an. Elle dessine ses gabarits, découpe la forme générale, puis creuse lentement l’instrument, façonne les éclisses — les côtés du violon — à chaud, sculpte le chevalet et la table d’harmonie. La dernière étape de la fabrication, le vernissage dure plus de trois semaines, à raison d’une couche de produit tous les deux jours. Elle fabrique elle-même ses teintes. Achète la racine de garance, la traite, la précipite. Puis sèche et écrase ce qui devient son pigment de coloration. Elle le mélange enfin à de l’essence de térébenthine.

 

Le bois des instruments

La luthière pose son canif, et montre d’une main légère une pile de planches mal dégrossies posées entre les deux fenêtres. « Ce sont les morceaux de bois dont les instruments sortent. » C’est presque incroyable d’imaginer par quelle alchimie cette planche grossière pourra se transformer en un instrument aux courbes élégantes, aux volutes si fines, et aux couleurs chatoyantes.

Le bois utilisé pour les instruments est acheté à des marchands spécifiques pour les luthiers. Julia se fournit dans le Jura, en Suisse, et dans les Abruges. Pour le bois de résonance, l’épicéa, qui servira à tailler la table d’harmonie, on choisit des arbres venant de régions froides. La saison de croissance de la végétation est ainsi plus courte, ce qui assure des cernes resserrés, indispensables à la bonne sonorité du futur instrument. Le fond quant à lui, est creusé dans du bois d’érable, dont sont tirées également les éclisses et la tête.

« Ce sont les morceaux de bois dont les instruments sortent. »

Courir dans la forêt

« J’ai un lien hyper fort avec la nature, c’est comme un médicament pour moi, à tous les coups ça me fait du bien. » Lorsqu’elle a besoin de respirer, Julia enfile ses baskets, et part dans la forêt des Vosges près de chez elle. Là, au milieu des arbres, elle court. Sans s’arrêter. Longtemps, plusieurs heures. « C’est le seul moment où tout le monde me fout la paix, » dit-elle, le sourire aux lèvres. « Je suis juste avec moi, avec mon souffle, les pieds sur la terre. »

Si Julia a toujours couru sur route, marathon, semi-marathon… elle ne s’est mise au trail qu’après une blessure des ligaments croisés. Et là, une vraie passion s’est déclarée. Pour celle qui travaille pendant des mois et des mois sur le même morceau de bois, courir des heures et des heures au milieu des arbres en pleine nature est une véritable thérapie. Car de la même façon que son métier est un travail d’endurance, Julia est une coureuse de fond, et même d’ultra.

Elle aime se lancer des défis, sans prétention, juste pour la satisfaction d’avoir accompli son challenge. « A partir de certaines distances, tu ne cours plus avec tes pieds, tu cours avec ta tête. » Courir longtemps lui permet d’apaiser son esprit, de se recentrer. Bien souvent, les problèmes se résolvent. Une idée fuse dans sa tête, comme une évidence.

Et de retour à l’atelier, Julia reprend son rabot, se remet à la tâche. Patiemment. Jusqu’au lent surgissement de l’instrument rêvé.

Texte : Adeline Ferrier | Photos : Théodore Heitz